Avocat international: Désiré Bigirimana peint une situation des droits humains à géométrie variable en Afrique

(L’heure n’est pas du tout au pessimisme, selon lui)

A Cotonou dans le cadre d’un atelier de formation sur le contentieux stratégique en matière de droits humains, qui s’est déroulé du 26 au 29 juin 2023, avec in fine la mise en place d’un pool d’avocats et de défenseurs des droits humains au Bénin sous la houlette de l’Institut pour les droits humains et le développement en Afrique (IHRDA) et l’Organisation non gouvernementale RDD-ONG, Désiré Bigirimana, Juriste, Avocat international à l’IHRDA basé à Banjul, en Gambie, s’est prêté à nos questions relatives à la situation des droits humains sur le continent et que faire pour une amélioration. Dans un bref aperçu, il a peint le tableau de l’Afrique de l’ouest à l’Afrique de l’est en passant par l’Afrique centrale, l’Afrique du nord et l’Afrique australe. Pour ce juriste de droit international réputé dans le contentieux devant les mécanismes judiciaires et parajudiciaires internationaux, sous régionaux et régionaux en matière de droits de l’Homme, malgré les nombreux cas de violation qu’on déplore, il n’est question de plonger dans le pessimisme et de baisser les bras. L’Etat peut toujours faire le développement sans museler l’opposition, sans museler les journalistes ou sans violer d’autres droits, soutient-il par ailleurs.  Lire l’approche et l’invite de Me Désiré Bigirimana dans cet entretien qu’il a accordé à Matin Libre

ML : Comment se portent les droits humains ou quel est l’état des lieux des droits humains sur le continent africain ?

DB : C’est vraiment difficile de décrire le contexte et la situation des droits des droits humains sur le continent africain parce qu’il y a des diversités qui tiennent compte du contexte dans lequel s’exerce la jouissance des droits humains sur le continent. Mais comme nous sommes en Afrique de l’ouest, parlons et avant tout de la situation des droits humains en Afrique de l’ouest mais c’est de façon globale parce qu’il y a beaucoup de spécificités qu’on ne va pas évoquer ici.

De façon générale, en Afrique de l’ouest, la situation des droits humains, on dirait qu’à certains endroits elle se porte relativement bien et à certains autres endroits, la situation reste toujours à déplorer. Partons par exemple de certains pays que nous connaissons, au sein desquels nous expérimentons des crises ; parlant du Sénégal là où nous sommes en train d’expérimenter des violations vraiment significatives en terme des droits humains surtout les droits civils et politiques, le droit à la liberté d’expression muselé ; liberté d’association muselée et cela va de pair avec d’autres violations connexes : les détentions arbitraires et autres. On parle de la restriction d’avoir l’accès à l’information, ce qui affecte les textes. L’exercice d’une panoplie de droits pour le citoyen lambda, quand on fait par exemple une restriction sur l’utilisation de l’internet, ça c’est vraiment des cas à déplorer. Parlons du cas du Sénégal comme je le disais. Cela est lié en même temps au contexte qui prévaut actuellement. Maintenant, si nous parlons d’autres pays comme le Mali, la Guinée Conakry, le Burkina Faso, qu’on a visités récemment et dans lesquels on voit qu’il y a beaucoup de choses à faire. Mais encore une fois, les violations qui sont liées à la façon dont nos Etats ou les organes étatiques essaient de traiter ce qu’ils considèrent comme des problèmes, des phénomènes récurrents ; par exemple les phénomènes de terrorisme, des gens qui veulent exprimer leur droit politique tout en s’opposant par exemple à ce que certains appellent changement inconstitutionnel de gouvernement ; dans ces contextes-là les droits humains en Afrique de l’ouest dans certains pays comme je viens de le mentionner, on voit qu’il y a beaucoup de choses à faire. Mais en même temps, il y a des aspects positifs, on peut remarquer des avancées dans certains pays. Moi je réside par exemple en Gambie. On va dire que la liberté d’expression dans ce pays a pris une certaine dictature, avec le nouveau régime que sur ce point-là les choses vont un peu bien. Mais en même temps, comme on est au Bénin, il faut également parler du Bénin. Un petit tour sur les routes, dans les quartiers, on voit des projets qui se réalisent. On peut se dire qu’il y a assez de choses qui se font pour la jouissance des droits économiques et sociaux : les infrastructures. Mais on se demande en même temps le prix que paient les citoyens par rapport à la jouissance du reste des droits parce que nous, nous sommes d’avis que si on y va pour le développement il est possible que les aspects du développement se conjuguent, cohabitent avec la pleine jouissance des droits humains sans laisser aucun droit derrière. Donc, de façon générale, en Afrique de l’ouest, c’est ça. Mais sur le contient, on va se placer dans un coin et regarder les choses sur les quatre points cardinaux du continent : le nord, le sud, l’est et l’ouest. On a déjà parlé de l’Afrique de l’ouest.

En Afrique centrale, la situation est à déplorer, et complètement. Nous parlons de la RDC là où nous avons beaucoup d’affaires. Par exemple là où on observe assez de violations sans nom surtout les violations qui affectent les personnes vulnérables comme les femmes. Elles sont confrontées à des violations qui sont commises par des organes de sécurité, les organes de défense. Effectivement, il y a une contribution très énorme des mouvements rebelles mais la responsabilité en matière de protection des droits de l’homme revient à l’Etat. La République centrafricaine, avec les mouvements qui sont là, vous-mêmes présumez ce qui s’y passe. La République du Congo (Brazzaville) avec un régime qui vient de passer beaucoup de temps au pouvoir et les gens qui se lamentent surtout en terme de liberté d’expression, les détentions arbitraires, musellement des voix des gens qui ne parlent pas le même langage que le parti au pouvoir. Et ça, ça s’observe presque partout. Ça s’observe au Burundi, au Cameroun, là où également nous avons un bon nombre de projets ; et là je dois évoquer effectivement les violations les plus récurrentes surtout en terme de protection, les violations qui affectent les femmes, les filles ; la question de mariage d’enfants. Au Cameroun là où nous avons le Code civil qui autorise purement et simplement la consécration des mariages d’enfants et avec toutes les conséquences qui sont là. Donc voilà de façon générale en Afrique centrale ce qui se fait.

En Afrique de l’est, là aussi je vais peut-être me pencher sur deux pays. Je vais prendre l’Ouganda et un pays comme le Soudan du sud ; un pays qui a connu assez de crises par le passé, des crises qui trainent avec elles une panoplie de violations. La lutte se trouve entre le leadership mais ça affecté le citoyen lambda. Quand vous vous y rendez-vous voyez que par exemple l’accès à l’éducation reste un problème majeur pour les enfants. Quand vous vous y rendez-vous voyez par exemple que les questions de liberté d’expression, les libertés d’association, l’accès à l’information, ce sont des questions qui sont encore très problématiques dans de pays pareils. Maintenant, ce sont également des pays qui ont un potentiel, qui devraient contribuer à l’essor développemental de ces pays-là. Ils ont par exemple dans la région d’Abiyé des ressources minières, énergétiques mais qui ne profitent pas aux citoyens mais profitent au leadership qui va s’enrichir davantage et laisser le reste de la population se trainer dans la pauvreté. Quand on est dans la pauvreté, il y a beaucoup droits qui sont violés. L’Ouganda, avec la nouvelle loi qui vise certaines personnes, appelées personnes de la communauté LGBT, une loi dont l’application peut affecter d’autres strates de la population parce qu’on ne peut pas trancher et voir exactement qui est de cette communauté et qui ne l’est pas. On peut même l’utiliser pour museler d’autres personnes qui sont visées pour d’autres fins. Ça, c’est juste un exemple qu’on donne mais également en Ouganda, la liberté d’expression c’est encore un problème énorme. La Tanzanie, c’est autre chose. On a des groupes très vulnérables qui sont très touchés, on va parler de la communauté des personnes qui visent avec l’albinisme qui sont mutilées. Vous voyez qu’en Afrique de l’est, là aussi il y a encore beaucoup de choses à faire. Sur le côté Afrique australe, là ce sont des problèmes purement politiques et qui affectent bien évidemment le vécu de tout un citoyen qui a besoin de vivre paisiblement et de jouir de ses droits.

En Afrique du sud, vous allez remarquer que les infrastructures ont complètement été abandonnées. Et quand les infrastructures sont abandonnées, et bien, c’est tout une panoplie de droits humains qui sont en train d’être hypothéqués. Au niveau de la santé, si les infrastructures sont abandonnées, vous voyez comment les gens vont être affectés. Au niveau de l’éducation, la même chose. On a encore quelques bons aspects de jouissances de certains droits avec certaines limitations dans les pays qui sont dominés par la population, j’allais dire, blanche. Mais là aussi, il y a beaucoup de choses qui se disent. On dira qu’il y a une discrimination, cette fois-ci, envers ces populations qui risquent d’être considérées comme minoritaires dans ces pays-là et qui sont visées par certains partis qui se réclament porter l’agenda national, le patriotisme, etc. Au niveau de l’Afrique australe, parlons par exemple du Zimbabwe, là où l’économie s’est complètement dégradée. Et quand l’économie se dégrade, les contributions même de l’Etat pour la jouissance des droits socioéconomiques, ça devient chaotique. Au Zimbabwe également où des personnes sont visées comme des ONGs pour porter la voix au plus loin en vue de défendre les victimes des droits humains ; donc on ne vise pas seulement les victimes, on vise même les défendeurs du premier front comme les journalistes, comme les avocats qui les défendent, pour se rassurer que ces gens-là n’ont pas de forum pour se faire entendre ou pour faire respecter leurs droits. Dans la corne de l’Afrique, on va parler de l’Ethiopie comme on va parler de l’Erythrée. En Erythrée, là il n’y a même plus de mot pour qualifier la situation. En Ethiopie, on va parler de la crise au niveau de Tigré qui a vraiment dégradé la situation en terme des droits de l’homme parce que tout en prétendant mater les gens qui se soulèvent, on met tout le monde dans le même sac au nom de la sécurité, au nom de l’ordre public ; et nous croyons qu’on peut toujours maintenir l’ordre public sans nécessairement hypothéquer la jouissance des droits humains.

En Afrique du nord, là je vais seulement me pencher sur certains pays arabes comme par exemple la Mauritanie et l’Egypte. Je commence par l’Egypte. L’Egypte avec le nouveau régime, la situation est complètement à déplorer parce que j’ai eu à travailler sur des affaires qui montrent que les disparitions forcées par exemple sont monnaie courante. Disparitions forcées, exécutions extrajudiciaires pour des personnes qui ne parlent pas nécessairement la même voix que le régime en place. Et on a des cas qu’on défend, qui viennent de l’Egypte. En Mauritanie, c’est toujours la discrimination envers le peuple qui porte la peau noire, dominé bien sûr par une autre strate de la population qui se croit supérieure, les Arabes. Et là, malgré les décisions qui auront été rendues par les mécanismes internationaux pour se rassurer que les personnes qui ont la peau noire, donc les Noirs eux aussi puissent jouir des mêmes droits que les Arabes dans ce pays-là, il y a encore une grande distance à parcourir. Il y a beaucoup d’efforts qui restent à fournir pour se rassurer que même dans ces pays-là les droits de l’Homme devraient être respectés. Voilà de façon synthétique, à passer par les quatre points cardinaux, comment on pourrait brosser la situation des droits de l’Homme sur les quatre coins du continent et à inclure bien évidemment à l’Afrique centrale.

Au regards de ce tableau que vous venez de peindre, est-ce qu’on doit continuer de dire que les droits humains sont universels, inaliénables, etc ?

En théorie, on continuera à le dire et on préfèrerait que ce soit ainsi. Mais dans la pratique, le citoyen a encore à faire et l’Etat a encore à faire, les bailleurs, les partenaires au développement, ils ont encore à faire. Et là, je crois que nous devons être sincères dans nos discours. Lorsque nous demandons aux Etats de faire ce qu’ils doivent faire, en même temps nous devons demander à ceux-là qui nous soutiennent de savoir exactement que l’agenda de promotion, de protection des droits humains devrait d’abord être notre agenda avant que ce soit leur agenda. Et ça c’est une conscientisation systématique de tout le monde, conscientisation de tout citoyen. Je n’ai pas besoin de faire respecter les droits de l’Homme parce que l’Union européenne m’appelle de le faire ainsi. Je n’ai pas besoin de faire respecter les droits de l’Homme parce que c’est la voix des Etats-Unis qui me dise ainsi.

Et si ces institutions, ces pays ou ces bailleurs-là me tiennent par la bourse ?

Là, vous frappez fort par cette question. Mais c’est là qu’il fallait que si on s’approprie l’agenda de protection des droits humains dans leur diversité, il n’y a pas de jouissance de droits humains qui ne soit pas accompagnée par un certain essor, et des efforts sur le plan économique. Et nos pays doivent faire quelque chose dans ce sens. Les malversations, les détournements de deniers publics, la corruption…, tous ceux qui s’approprient la chose publique pour son intérêt personnel au lieu de l’intérêt général parce que la protection des droits de l’homme c’est dans un intérêt général. Donc, nous devons y investir et nous ne devons pas attendre le monde extérieur pour venir y investir sur la base de son agenda. C’est une conscientisation et là j’appelle tout citoyen de rappeler toujours son gouvernement par tous les moyens qui existent que pour la jouissance effective des droits de l’Homme sur son territoire, l’Etat a la première responsabilité. Nous allons toujours le rappeler, on ne va pas se lasser. Et quand les possibilités le permettent, on devra, bien évidemment par la force amener nos Etats à changer de paradigmes, à se rassurer que nous ne sommes pas en train de parler des droits de l’Homme pour les occidentaux, nous parlons des droits humains pour nous-mêmes. Donc le contexte de l’universalité, le contexte de l’inaliénabilité des droits humains, tout le monde a ses droits, inaliénables. Effectivement, c’est vraiment très compliqué parce que dans certaines situations, même si on a la volonté de faire respecter ces droits-là, on est limité par les moyens. Ça, on ne le nie pas. Mais comment est-ce qu’au moins on utilise le peu de moyens pour se rassurer qu’on fasse respecter le maximum de droit pour nos citoyens.

Certains dirigeants à travers leur vision estiment que si on doit respecter les droits humains, si on doit faire selon les normes démocratiques, il y a l’anarchie qui s’installe alors que les pays africains ne sont pas encore développés comme d’autres Etats ; donc il faut adapter chaque pays à la démocratie qu’il mérite.

Je vous comprends très parfaitement. Cette approche également, à certaines occasions je l’épouse dans le sens où la notion de démocratie doit être bien domestiquée et bien contextualisée. La démocratie telle qu’elle s’exerce aux Etats-Unis, selon le niveau auquel ils sont actuellement, ne pourrait pas nécessairement être la même démocratie que nous voulons exercer selon le niveau auquel nous, nous sommes. Mais nos dirigeants, comme on est en train de parler de droits de l’Homme, on doit toujours les interpeller. Les leaders de nos Etats ne peuvent en aucun cas se cacher derrière la contextualisation des droits humains ou de la démocratie pour en même temps bafouer de façon massive les droits des citoyens. C’est là où je disais tantôt qu’on peut contextualiser avec une bonne intention de faire respecter les droits humains sans nécessairement violer les droits des autres, sans nécessairement s’adonner à la violation massive des droits humains. Et là, les questions qui nous interpellent le plus souvent se classent sous un angle purement économique. Là où ça devient quelque chose comme une tendance, en Afrique on va dire nous sommes moins développés et pour se rassurer qu’on va se développe, on doit restreindre la jouissance de certains droits ; par exemple le droit à la liberté d’expression. Là, on va garder l’information, on ne permet pas que des gens savent ce qui se fait. On se dit que cela était su, eh bien le citoyen lambda sera informé et ça risque de créer un contexte incontrôlable qui irait à l’encontre des projets de développementaux. Mais pour moi, ça c’est une vision erronée parce que quand l’information est disponible, et que vous avez la volonté de faire ce que vous voulez faire, rien ne peut l’arrêter. Vous savez, l’Etat est un Léviathan, l’Etat, c’est un monstre. S’il a la volonté de réaliser les bonnes choses, il peut toujours les réaliser sans nécessairement mettre les gens en prison, par exemple. L’Etat peut réaliser ses projets sans nécessairement mettre les gens en prison parce qu’il n’y a pas de personnes qui puisse avoir la force pour s’opposer au Léviathan. L’Etat, c’est un monstre qui a tous les moyens pour la mise en œuvre de ses programmes. Quand il s’agit de programmes qui visent la promotion et la protection des droits économiques, comme nous parlons de développement, l’Etat peut toujours faire cela sans museler par exemple l’opposition, sans museler le journaliste, sans faire taire la femme qui milite pour le droit de la femme. C’est une mauvaise conception et un mauvais entendement de la protection des droits humains de croire que quand on fait taire les autres ou quand on limite significativement les droits des autres, on va faire avancer les autres. C’est vraiment une mauvaise compréhension de l’agenda de promotion et de protection des droits humains. Donc, le développement oui, il peut toujours aller avec le respect des droits humains parce que ce développement, c’est l’Etat qui le dirige et l’Etat comme je l’ai dit c’est un monstre, c’est un Léviathan ; il a tous les moyens, il peut toujours arriver à ses objectifs sans nécessairement enfreindre aux droits des petits citoyens.

Pour faire respecter ces droits humains dont nous parlons, il y a les instruments, il y a les mécanismes. Mais aujourd’hui est-ce que nous avons de bons instruments et des institutions fortes_comme le disait le président américain Barack Obama_que ça soit au niveau des pays, au plan sous régional ou au niveau continental ?

Avant de parler des institutions fortes que ça soit au niveau national et que ça soit au niveau supranational, on part nécessairement, comme vous le dites, des instruments parce ce sont ces instruments qui donnent de la force, de la compétence à ces institutions. Les institutions n’existent pas sans un instrument qui les crée et qui montre leurs compétences, qui leur donne l’assiette ou étendue de leur champs d’action. Maintenant, au niveau national, chaque institution a une politique ou une loi qui la met en place. Pour qu’une institution soit forte, il faut que l’instrument même qui met l’institution en place soit un instrument fort. Mais drôlement ici en Afrique, c’est ce que nous voyons à travers le continent, on peut avoir de bons instruments, une très bonne Bible ou un très bon Coran au niveau national et même au niveau supranational, mais l’institution que ça crée reste faible parce qu’une institution qui est dirigé par des hommes faibles, qui rusent avec les instruments ; ça c’est un aspect. Un autre aspect, on rate d’abord l’instrument fort et on crée un mécanisme faible dirigé par des personnes faibles. Et là, c’est chaotique ! Et la situation, telle qu’elle se présente de façon générale sur le continent, même quand nous avons de bons instruments nous sommes de bons chantres des dispositions de ces instruments ou des politiques édictés par de tels instruments mais nous sommes très réticents de vivre le contenu de ces instruments. Et ça c’est drôle, ça choque sous tous les angles. Les Etats vont utiliser la bonne rhétorique de dire voilà l’Etat a tout fait, la loi prohibe ceci et cela. Mais la mise en œuvre de cette loi-là est une grande question. Ça, ça s’applique également au niveau international, au niveau supranational parce que ces mécanismes créés au niveau supranational ont été déjà créés par les Etats mêmes. Et quand les Etats n’arrivent pas à faire respecter ce qu’ils ont déjà créé au niveau interne, vous allez vous attendre effectivement au même chaos au niveau international. Ils ne créent pas seulement ces mécanismes, ils envoient également du personnel.

Justement, c’est tout ça qui décourage des défenseurs des droits de l’Homme, des avocats…puisque tout concourt au politique ; l’application des textes, faire respecter les droits humains…, on revient finalement au politique. N’est-ce pas là une peine perdue ?

On peut franchement se dire qu’il s’agit d’une peine perdue. Mais en même temps, ce n’est pas une peine perdue. Si je dois parler de ces mécanismes devant lesquels je comparais, malgré les faiblesses qui se font observer à travers les instruments qui les créent, malgré les faiblesses de ces institutions, malgré les personnes qui les dirigent, au lieu de travailler comme un juge si quelqu’un arrive à travailler comme un homme politique c’est à déplorer. Mais nous remarquons en même temps que l’existence de ces mécanismes c’est déjà une bonne chose parce que tout n’est pas raté. On a pris beaucoup de temps pour réclamer l’existence de ces mécanismes. Et, dans certaines occasions, en tant qu’avocat je gagne des affaires, je milite pour la défense des droits humains, je défends des personnes et je vois certaines décisions être mises en œuvre, ou quand bien même les décisions rendues à l’international ne sont mises œuvre au niveau interne, au moins je vois une jurisprudence au niveau national qui s’inspire de ces juridictions que nous créons au niveau international, et ça aide à faire avancer l’agenda de la justice même au niveau interne. Donc si on le voit sous cet angle-là, tout n’est pas perdu. Mais bien évidemment, on voudrait bien qu’on ait des instruments forts, des mécanismes forts et des personnes qui une fois nommées, sachent exactement quel est leur mandat ? Quelle est leur contribution pour faire avancer l’agenda des droits humains sur le continent ? Les décisions judiciaires que nous avons ou parajudiciaires que nous avons et que nous recevons de par ces mécanismes-là nous encouragent. Certaines sont mises en œuvre, d’autres non. Mais nous sommes en même temps fiers de remarquer qu’aujourd’hui au moins on commence à remarquer par exemple au niveau de la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples, que lorsque les décisions ne sont pas mises en œuvre, que le travail de la Cour doit être repenser et qu’il faut par exemple en venir avec d’autres voies pour s’assurer que les décisions de la Cour sont mises en œuvre. Ça, ça existe également au niveau de la Cour de la Cedeao. Les Etats ont mis en place certains mécanismes nationaux qui se rassurent que les décisions sont mises en œuvre, et que malheureusement sont très mal connus par les personnes qui font le contentieux. Et ça, si on en est conscient, il faut toujours approcher ces mécanismes, et dès qu’on les approche et qu’on voit que quelque chose ne va pas, ce n’est pas totalement l’échec parce que c’est là où on va remarquer qu’il y a un échec que l’on commence finalement à savoir comment on peut contourner ces échecs-là en vue d’arriver au succès. Donc moi je suis cette personne optimiste, c’est vrai nous voyons des faiblesses ; c’est vrai nous voyons des institutions qui ne sont pas nécessairement ces institutions que nous voulons, mais lorsque ces institutions existent, mine de rien, elles nous aident à faire avancer, même à pas de tortue, l’agenda de protection et de promotion des droits humains, que ce soit au niveau international, que ce soit au niveau régional, que ce soit au niveau sous régional et que ce soit au niveau national.

Là où le désespoir pourrait aussi s’installer est que certains Etats, parties prenantes de certains instruments se retirent de certains mécanismes sous régionaux et même au plan continental n’offrant plus la possibilité à leurs citoyens de les saisir.

Ça c’est une question qui intrigue. En tant que juriste de droit international, d’abord, il y a deux choses. Il y a l’Etat, il y a la souveraineté. Et en droit international, les Etats sont souverains. Les Etats peuvent décider de faire partie d’un mécanisme comme ils peuvent décider de se retirer. Malheureusement quand il se retirent, c’est pour l’intérêt d’un petit groupe de leadership ; ce n’est pas pour l’intérêt des citoyens. Ça c’est à déplorer. Maintenant, en vertu de cette souveraineté, les Etats vont dire je me retire et je vais voir qui va me contraindre à y retourner parce que comme je l’ai dit, l’Etat c’est un monstre, c’est un Léviathan comme le disait J. Hobbes. S’il se retire maintenant, il appartiendra à nous les citoyens de savoir quelle manœuvre, quel exercice il y a à faire au niveau interne, mobiliser tous les efforts au niveau interne pour ramener encore nos Etats à être liés par ces instruments, ces mécanismes desquels ils se retirent.  Et c’est la raison pour laquelle j’ai toujours dit que la force appartient aux populations, la force appartient aux citoyens. C’est vrai que dans certains contextes où il y a des dictatures, il est chaotique, le citoyen ne peut plus se révolter contre le dictateur qui a constitué une forme de machinerie. Là où on ne peut plus se lever. Mais il y a des contextes là où le citoyen a encore de marge, il ne faut pas qu’il somnole ; il doit encore se rappeler que le pays ce n’est pas son leader, le pays c’est lui et que si les choses allaient mal aujourd’hui et qu’il continue à s’endormir, c’est qu’il hypothèque les générations à venir, ces générations qui comportent ses enfants…. Créons des forums à travers lesquels nous discutons la nécessité de contraindre nos Etats à être liés par ces instruments, à y retourner. J’apprends par exemple que le Bénin s’est retiré du Protocole qui crée la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples ; ce qui est une mauvaise chose. Mais je crois que les Béninois également peuvent agir stratégiquement pour amener encore le gouvernement à se faire lier par cet instrument parce qu’il ne s’agit pas d’un gouvernement, il s’agit d’un peuple. C’est le peuple qui veut, c’est la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples donc il c’est les peuples qui peuvent décider. Ce n’est pas le gouvernement qui peut se mettre quelque part en groupes d’intérêt qui ne voient que les intérêts immédiats pour eux à ne pas être jugés devant ces mécanismes, qui vont se rencontrer et dire on se retire. Les citoyens doivent leur montrer que ce n’est pas le pays au leadership, c’est le pays à tous les citoyens et quand ils veulent d’une chose ils peuvent l’avoir.

Oui mais, par quelles voies ? Par quel mécanisme par exemple ?

Je ne veux pas inciter les citoyens à la révolte, mais je sais qu’il y a beaucoup de plateformes qui peuvent être exploitées au niveau interne pour que les citoyens puissent se rencontrer, se consulter amener le leadership à changer de position sans nécessairement passer par les révoltes et les soulèvements populaires. Je ne suis pas de ce genre parce que je suis également très conscient des conséquences qui sont attachées à cela quant à la jouissance des droits de l’Homme et des peuples. Donc je sais que paisiblement les citoyens peuvent se consulter, je sais qu’il y a des plateformes qui existent au Bénin ; il y a des acteurs qui peuvent se rencontrer, se parler et en venir avec des conclusions à soumettre au gouvernement pour dire ce que vous êtes en trains de faire en vous retirant de ces mécanismes qui sont censés de nous protéger, ça ne va pas nécessairement dans l’intérêt de nous les citoyens. Et ça, ça peut se faire.

Evidemment, c’est dans la droite ligne de cet espoir que vous nourrissez de ce que tout n’est pas encore perdu que vous êtes dans la dynamique de mettre en place des pools dans des pays donnés et vous êtes au Bénin pour ça. Dites-nous, quelle est la mission assignée à ce pool d’avocats et de défenseurs des droits humains au Bénin ?

Merci beaucoup pour la question parce que ça va droit à l’objectif même de ma présence ici à Cotonou. Alors, comme on le disait, on voit que le tableau en matière de droits de l’Homme sur le continent, en Afrique de l’ouest, au Bénin comme ailleurs n’est pas nécessairement un tableau qui est rose. Et c’est la raison pour laquelle nous sommes en train de parcourir tout le continent pour la mise en place des pools d’avocats et de défenseurs des droits humains pour essentiellement un seul objectif : pour que ces pools-là qui ont, qui comportent, qui comprennent des personnes assez efficaces au niveau interne ; que ces pools soient un cadre d’échanges et de réflexions par rapport à ces questions que nous sommes en train de soulever dans cette interview. Le pool aura identifié par exemple qu’il y a des droits sociaux, économiques qui sont en train d’être violés. Le membre du pool va signaler cela aux autres et dire peut-on nous rencontrer pour réfléchir à quoi faire et qui engager dans ce sens ? C’est l’essence même de la création de ce pool. Créer un cadre dans lequel les gens de différents azimuts se rencontrent et connaissent ce qui se passe, se rencontrent, discutent, proposent des solutions et quand ces membres du pool n’ont pas de solutions, au moins viennent avec des stratégies pour dire voilà pour changer ce genre de chose nous pouvons faire comme ceci, nous pouvons faire comme cela en vue de se rassurer que la jouissance des droits de l’Homme ici au Bénin comme ailleurs, ç a se porte bien, l’agenda avance. Vous comprenez donc que ce pool a un travail énorme. Il n’est pas le seul parce que nous sommes en train de faire en sorte que ce soit des pools jalonnés à travers tout le continent là où les pools vont s’échanger d’expériences parce que les questions auxquelles nous sommes confrontés sont des questions transversales, pratiquement les mêmes. Le pool du Bénin peut apprendre de ce que le pool du Togo a fait par exemple pour la libération d’une personne qui a été arbitrairement incarcérée. Les mêmes stratégies pourraient être partagées pour dire dans ces cas-là on y va comme ceci, on y va comme cela. Donc essaie de vouloir créer un cadre continental des gens acteurs qui ne doivent pas attendre les personnes qui viennent de l’étranger, mais les gens qui sont capables, qui sont dans un pool, dans un cadre qui peuvent discuter des choses et essayer de proposer des solutions adaptées au contexte national parce que nous sommes à l’international et on ne connait pas nécessairement pas les réalités nationales.

Donc pour vous il n’y a pas de raison à être pessimiste ?

Il n’y a pas de raison à être pessimiste, gardons toujours le courage et nous espérons qu’avec le combat des membres du pool et d’autres défenseurs des droits humains, les choses vont toujours changer. Sinon, si on se lamente, on va abdiquer et on va laisser le terrain aux mécréants qui violent les droits humains, et on va subir.

 

Merci Maître !

Propos recueillis et transcrits par Jacques BOCO

Source : Matin Libre

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